Découvrez comment un concept clé du Game design peut guider subtilement vos joueurs tout en enrichissant votre narration.
L’affordance… un nom étrange pour un concept que vous connaissez tous. C’est un mot que j’ai découvert lors d’une conférence GDC et approfondi pendant mon master. Pourtant, malgré son importance, ce concept peut sembler avoir peu évolué ces dix dernières années, notamment dans nos jeux AAA (ou AAAA, n’est-ce pas Yves Guillemot ?) mais est-ce vraiment le cas ? L’affordance est indispensable, mais peut parfois nous sortir du jeu et même nous faire penser : “À quoi ça sert de jouer là ?” ou encore “Les devs me prennent vraiment pour un idiot ?” Pour ma part, c’est souvent OK, ils veulent que je fasse cela, alors je vais faire totalement l’inverse quitte à détruire mon fun (j’appelle ça la réactance à l’affordance).
Bon ok… c’est quoi l’Affordance ?
L’affordance, un terme introduit par le psychologue James J. Gibson en 1977, désigne les possibilités d’action qu’un environnement ou un objet offre à un individu. En termes simples, il s’agit de la capacité d’un objet à suggérer sa propre utilisation. Par exemple, une poignée de porte suggère qu’elle peut être tournée ou poussée, sans qu’il soit nécessaire de fournir des instructions explicites. Pour moi, une bonne affordance, c'est celle qu’on voit mais qu'on ne remarque pas.
Et l’Affordance en Game Design ?
Dans le contexte du Game design, l’affordance se réfère à la manière dont les éléments de jeu (objets, environnements, interfaces) guident intuitivement les joueurs vers des actions spécifiques sans nécessiter d’explications détaillées. Les jeux vidéo utilisent souvent l’affordance pour créer des expériences de jeu fluides et immersives.
Exemples d’Affordance en Jeux Vidéo :
Objets interactifs : Les objets comme les leviers, les boutons ou les plateformes peuvent être conçus pour indiquer clairement qu’ils peuvent être utilisés ou manipulés. Par exemple, dans “Super Mario”, les tuyaux verts donnent envie aux joueurs de sauter et d’essayer de rentrer à l’intérieur pour découvrir des niveaux cachés ou des bonus.
Environnements guidants : Des éléments visuels comme des chemins bien éclairés ou des points de repère attirants guident les joueurs à travers des niveaux complexes. Par exemple, les feux de camp dans “Dark Souls” servent de points de repos et de repères clairs dans l’environnement dangereux du jeu.
Couleurs et motifs : Utilisation de couleurs spécifiques ou de motifs récurrents pour attirer l’attention des joueurs vers des objets ou des zones importantes. Dans “Horizon Zero Dawn”, quand vous voyez un rebord de falaise ou une corde de couleur jaune, vous savez que c’est par là que vous devez aller. De même, les célèbres tonneaux rouges dans de nombreux jeux vidéo suggèrent de tirer dessus pour les faire exploser.
Est-ce que l’affordance est nécessaire dans le jeu de rôle papier ?
L'affordance dans les jeux vidéo
Contrairement aux jeux vidéo, le jeu de rôle papier s’écrit au fur et à mesure et de manière collective. De plus, il n’y a généralement pas de graphismes, seulement des descriptions. Dans un jeu vidéo, en particulier dans les open worlds modernes où les graphismes et les animations nous immergent et nous font miroiter une liberté infinie, l’affordance est cruciale car, en réalité, la liberté et les possibilités sont limitées (surtout dans la majorité des jeux AAA).
Prenons par exemple “God of War Ragnarok”, une référence en termes de narration, de graphismes et de sound design. Si on enlève tous ces éléments et qu’on imagine un niveau avec des cubes 3D (en ne gardant que le level design et les mécaniques de game design), en réalité, les possibilités d’action sont très limitées. Il n’y a souvent qu’une seule façon de progresser, celle que le développeur a prévue. Il y a quelques années, quand les jeux étaient constitués de polygones texturés en 128x128, cela n’était pas vraiment un problème. Mais aujourd’hui, le monde qui entoure nos héros semble réel. Pourquoi mon héros ne peut-il pas monter sur une caisse, escalader un rebord de 30 cm ou casser un mur ? Alors que dans la cinématique d’avant, il casse une montagne en deux ?
La représentation de notre environnement a beaucoup évolué, mais l’interaction avec celui-ci a très peu changé. C’est là que l’affordance intervient : les liserés blancs sur les roches que vous pouvez escalader, les contours lumineux sur les items interactifs (ce qui est, à mon sens, une faiblesse des AAA sortis ces dernières années). Vous pourriez mentionner des jeux comme “Breath of the Wild” ou “Outer Wilds” (qui utilisent l’affordance de manière très intelligente), mais ces jeux sont malheureusement rares. Bref, je m’égare !
L'affordance dans le jeu de rôle papier
Le jeu de rôle papier n’a pas ce problème (normalement). Le joueur n’est pas limité par un programme, ce qui peut parfois donner lieu à un "excès de liberté" qui peut perdre le joueur et/ou dissoudre votre intrigue, vous menant à un flot d'improvisation ininterrompu. Ce n’est pas un problème si vous êtes un MJ aguerri, capable d’improviser et de maîtriser l’univers sur le bout des doigts (on ne va pas se mentir, c’est rarement le cas).
Pour cela, l'utilisation subtile de l'affordance peut aider à guider les joueurs, en leur suggérant discrètement des actions tout en leur laissant la liberté de choix, ce qui permet de maintenir la cohérence de l'intrigue et d'éviter une improvisation excessive. Pour moi, l’affordance dans le jeu de rôle doit être utilisée pour améliorer la fluidité de nos parties, surtout si vous aimez “maîtriser” votre récit et savoir où votre scénario va mener vos joueurs. On s’est tous déjà retrouvés dans une partie où les joueurs essaient de monter un business avec un objet magique ou de prendre la place d’un suzerain local, alors que la quête était d’aller tuer des gobelins dans une cave… Parfois, c’est juste un problème d’affordance. (d’autres fois, ce sont les joueurs qui pètent un plomb !).
Mais attention, elle ne doit pas se faire sentir et brider la créativité de vos joueurs ! Elle est comme un fil (ou plutôt une multitude de fils invisibles) qui mène vos joueurs à vos intrigues écrites et travaillées.
Intégrer l’affordance dans les jeux de rôle papier
Prenons en compte ce que le jeu vidéo nous apprend et essayons de le transposer à nos parties. Déjà, commençons par ce qui est pour moi la règle d’or :
Montrer ce qui est essentiel, cacher ce que vous ne voulez pas voir. Vous ne connaissez pas les lieux ? Vous ne voulez pas qu’ils y aillent ? Alors ne les montrez pas ! Déchirez le bout de carte que vous leur avez fourni pour que seuls les lieux accessibles soient visibles. Ne décrivez pas des lieux extraordinaires pour ensuite leur interdire de les visiter, et ne faites pas dire à vos PNJ des rumeurs sur un château hanté plein de richesses si vous ne comptez pas les y amener ! Oui, cela paraît LOGIQUE mais croyez-moi, pas pour tout le monde ! Déjà en faisant cela, vous vous éviterez pas mal de problèmes.
Comme le dit Donald Norman, professeur en sciences cognitives à l'université de Californie : « Un bon designer s’assure que les actions appropriées sont perceptibles et que celles inappropriées sont invisibles. »
Voilà, maintenant que l’on a vu cela, continuons…
Utilisation des cartes et illustrations :
Un classique mais très efficace. Un dessin vaut mille mots, pas vrai ?
Suggérer des actions possibles : Les cartes et illustrations peuvent inclure des indices visuels pour guider les joueurs. Par exemple, dessiner un chemin légèrement plus large ,légèrement effacé ou annoté ou encore des symboles mystérieux à certain endroit peut inciter les joueurs à explorer certaines zones.
Landmark : Encore une technique piqué au jeu vidéo, utiliser des points de repère visuels comme des statues, des ruines ou des formations naturelles uniques pour attirer l’attention des joueurs et orienter leur exploration.
Descriptions narratives :
Pour moi, la plus difficile à cacher, car si vous ne décrivez pas assez l'environnement, la moindre chose que vous détaillez un peu trop sautera aux yeux de vos joueurs. On peut aussi tomber dans l’effet “fausse piste” qui, s'il est bien utilisé, ne pose pas de problème, mais peut être fatigant à la longue et si cela n’est pas maîtrisé.
Indiquer l’usage ou l’importance des éléments : Décrire les objets et environnements de manière à suggérer leur utilisation. Par exemple, "Vous voyez une vieille armoire avec des poignées usées, comme si elle avait été ouverte et fermée de nombreuses fois" peut inciter les joueurs à examiner l’armoire. N’hésitez pas à mettre en “lumière” les objets que vous avez prévus pour la résolution de vos énigmes juste en décrivant la scène. N’attendez pas que votre joueur vous demande : “Que puis-je utiliser pour escalader le mur ?”
Si vous lui avez décrit la pièce avec la vieille armoire poussiéreuse dans un coin, un matelas et un seau, il dira certainement qu'il pousse l'armoire pour monter dessus et atteindre la fenêtre, et peut-être même qu'il mettra le matelas en dessous au cas où il tombe pendant son ascension. Il aura alors l’impression de maîtriser son environnement et recevra en plus un petit shot de dopamine pour avoir trouvé la solution au problème.
Contexte environnemental : Intégrer des détails environnementaux qui indiquent des pistes sans les rendre trop évidentes. Par exemple, décrire un sentier envahi par la végétation mais avec des traces de pas récentes peut suggérer une direction à suivre.
PNJs réactifs :
Parfois, pas besoin de passer par quatre chemins : vous pouvez utiliser des PNJs pour guider vos joueurs. De plus, cela ajoute de la vie à votre univers. Bien sûr, attention à bien les utiliser : un PNJ qui sort de nulle part en plein milieu de la forêt pour indiquer la route à vos joueurs ressemblerait plutôt à une histoire racontée par Perceval autour de la table ronde. Mais bien utilisés, les PNJs peuvent vous sortir du pétrin. Voici des pistes :
Suggérer des pistes : Les PNJs peuvent réagir aux actions des joueurs en fournissant des indices ou des suggestions. Par exemple, un villageois pourrait dire : "J’ai souvent vu des étrangers se diriger vers la vieille mine au crépuscule."
Personnellement, quand j’utilise ce genre de ficelle, je donne 2 ou 3 pistes différentes pour que mes joueurs puissent avoir le choix. Bien sûr, j’ai souvent préparé ces pistes… Si vous n’avez rien préparé et que vous ne vous sentez pas à l’aise pour improviser ou que vous êtes un MJ débutant, ce n’est pas grave, utilisez la carte PNJ, évitez juste de faire cela trop souvent.
Comportements suggestifs : Utiliser les comportements des PNJs pour guider les joueurs, comme un PNJ qui regarde fréquemment vers une certaine direction ou qui mentionne un lieu particulier de manière récurrente.
Conclusion
L'affordance est un outil puissant pour tout maître de jeu et game designer, qu'il soit débutant ou expérimenté. En comprenant et en appliquant ce concept, vous pouvez guider subtilement vos joueurs, enrichir leur expérience et maintenir la cohérence de votre récit sans sacrifier leur liberté d'action. Souvenez-vous, l'affordance dans les jeux de rôle doit être un fil conducteur invisible, qui oriente vos joueurs sans brider leur créativité. En maîtrisant cet équilibre, vous deviendrez un maître du jeu capable de garder vos joueurs sur "les rails" de votre scénario tout en leur offrant une liberté de choix. Alors, qu'attendez-vous pour intégrer l'affordance dans vos prochaines parties ?
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